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Elle peint les êtres, la nature, les choses, tels que dans la vie, mais à travers sa sensibilité personnelle : des jeunes femmes reposant au jardin, telle autre attentive au piano dans l’ombre de la demeure, la nature ensommeillée sous la chape de la neige ou les arbres s’éveillant au printemps. Ainsi dit-elle les choses de la vie, dans une technique apparemment simple tant elle est maîtrisée, et d’ailleurs diversifiée par la brosse ou le couteau à peindre selon les thèmes, les choses de la vie dans la vérité de leurs tons locaux mais subtilement réorchestrés, en majeur quand elle partage le plaisir de Bonnard, en mineur quand c’est la nostalgie de Balthus.
E. Benezit, Dictionnaire des peintres, sculpteurs, dessinateurs et graveurs, vol. 5, p.906, 1999.
La nature ne s’imite pas elle-même : elle est toujours abstraite en ce sens, ou concrète, cela revient au même, disons non-figurative. Un arbre n’est pas une image d’arbre ; une montagne, pas une allégorie. La nature ne représente rien : la présentation de tout lui suffit. C’est par quoi chaque imitation qu’on en fait s’en écarte, dans le mouvement même qui la reproduit, qui la recrée, qui veut la représenter telle qu’elle apparaît, telle qu’elle se donne à voir, dans la pure présentation non représentative qu’elle offre d’elle-même, ou plutôt qu’elle est. C’est le paradoxe de l’art figuratif, son défi propre, que certains, renonçant à la figuration, ont voulu fuir (une partie de l’art contemporain se joue là), et que Marie Laurence Gaudrat assume ou affronte tranquillement : faire ce que la nature ne fera jamais, créer ce qu’elle ne crée pas, qui n’est pas une abstraction de plus, une présentation de plus (la nature fera toujours mieux), mais la représentation nécessairement inédite, dans et par un regard singulier, de ce que la nature, ici ou là, présente, qui est le présent même. Pas besoin de déformer pour être original, ni d’inventer pour être neuf ! Il suffit de contempler, et de donner à contempler. Il suffit d’aimer, et de donner à aimer. La nature n’est pas une œuvre d’art. C’est qu’il n’est d’art qu’humain, et d’humanité peut-être qu’artistique.
C’est à quoi je pensais, en regardant les toiles de Marie Laurence Gaudrat. Quel courage, dans son apparente humilité ! Quelle audace, dans tant de douceur, de simplicité, de sérénité ! Celle-là ne rivalise pas avec la nature : elle la regarde, elle la célèbre, elle transmet l’émotion qu’elle en reçoit. « Le monde est le visage de la nature », a écrit mon maître Marcel Conche. C’est ce visage que Marie Laurence Gaudrat ne cesse d’observer, d’admirer, de peindre, comme un portrait infini et toujours recommencé. Les humains en font partie : leurs visages à eux, lorsqu’elle les peint, font comme d’autres paysages, simplement plus proches de nous, plus fraternels, plus nus peut-être, dans le visage inépuisable de la nature. Le monde est un : le monde est beau. Du moins c’est ainsi qu’elle le voit, qu’elle veut le voir, et qu’elle nous apprend à le regarder. Idéalisme ? Optimisme ? Peut-être, mais qui est aussi une forme d’engagement, de liberté, comme un refus délibéré de l’horreur, de la vulgarité, de la violence, comme un réalisme apaisé, purifié, sublimé. C’est où l’esthétique touche à l’éthique, comme l’art à la spiritualité. Celle-là peint comme on prie, comme on rend grâce : oraison de quiétude et de labeur. La paix et le travail vont ensemble, ensemble l’effort et le repos. Luxuriance de la nature, simplicité presque naïve et très savante de l’artiste : cela fait, à la rencontre des deux, comme un silence lumineux et très doux, qui ressemble au bonheur.
Voyez cet horizon immense, dans le petit format de la toile, ou ce vallon secret, ou cette route en pente (Héraclite : « Le chemin qui monte et qui descend, un et le même ! »), ou ce hameau enfoui dessous les arbres, cette barrière, ce coin de jardin, regardez ce vieux paysan, ce jeune citadin, ou cette jeune femme qui dort, cette autre qui lit, cette autre qui a posé son livre sur ses genoux, cette autre encore, vue de dos, qui rêve à la fenêtre ou qui attend… Le monde est là : la vie est là, comme dirait Verlaine, simple et tranquille. Comme il faut être habile pour la peindre simplement ! Vigueur de la touche, solidité des formes, subtilité chaleureuse de la palette, densité des matières, liberté des postures, sensualité des corps, vérité burinée ou caressée des visages, légèreté des ciels et du regard… Notre peintre a la simplification heureuse, la puissance délicate, la liberté exigeante. Elle a du talent et du métier, beaucoup de fraîcheur, d’humilité, de spontanéité. Elle connaît l’histoire de la peinture comme personne ; elle peint comme si personne avant elle ne l’avait fait. Elle s’est libérée de ses maîtres : elle n’a d’autre maître, comme eux tous, que la nature.
Toiles de plein air : toiles d’été, le plus souvent, et campagnardes presque toujours. Ce n’est pas une constante de cette artiste (elle a peint aussi, fort bien, des scènes d’intérieurs, et la ville, et l’hiver), mais une tendance de plus en plus marquée, une dominante, comme on dirait en musique, en tout cas une singularité de ces années-ci. Ce sont ses Bucoliques à elle, ou ses Géorgiques, que Virgile sans doute aurait aimées. Cela dit quelque chose de ce qu’il y a d’éternel dans cette peinture, qui explique le peu de cas que la mode ou les médias en font. Peu importe : les modes se démodent, les journaux passent, la nature et l’art demeurent. Marie Laurence Gaudrat est un peintre contemporain, au meilleur sens de l’expression : un peintre d’aujourd’hui et de toujours.
Notre artiste aime les grands espaces, les ciels clairs, la chaleur, la lumière, les blés mûrs… (On pense à Péguy : « Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés… » Mais c’est la paix ici qui triomphe, et la vie qui continue). L’été est la saison de la gratitude, et c’est pourquoi sans doute il lui plaît tant : chacune de ces toiles fait comme une action de grâce, comme un ex-voto de lumière et de grand vent, comme un pèlerinage dans l’immanence, comme une prière, j’y reviens, mais qui n’aurait rien à demander, tout à accueillir et recueillir. Prière à qui ou à quoi adressée ? La peinture ne répond pas. Le monde non plus. Ce mystère-là, qui les contient, fait partie de leur beauté.
André Comte-Sponville, Faites entrer l’infini n°70, décembre 2020
Proposer à un musicien, fût-il peintre du dimanche, de préfacer le catalogue de cette nouvelle exposition de Marie Laurence Gaudrat, c’est s’exposer à des commentaires inattendus, à des comparaisons osées. Cependant, près de trente-cinq ans d’amitié et de connivence artistique m’autorisaient sans doute à le faire. Accoutumé de longue date à ses champs de blés, à ses vastes panoramas ruraux ponctués de bâtiments agricoles, d’un hameau ou d’un clocher, à ses marines sentant l’air vivifiant du large, devais-je m’attendre à traiter d’un horizon nettement plus circonscrit par « l’ombre des géants » ? Et comme il peut sembler incongru de parler d’ombre à propos d’une artiste chez qui le sujet central, qu’il soit cheval ou statue, est toujours baigné d’une clarté vive, effectivement renforcée par les ombres environnantes.
« À l’ombre des géants » n’évoque pas plus la Chaussée des Géants irlandaise qu’un coin rocailleux du Lubéron, pays dont Marie Laurence a si bien su capter la lumière drue. Et si rochers il y a, ce sont ceux des Gorges d’Apremont dans la forêt de Fontainebleau, aux portes de Barbizon. Car c’est dans ces sous-bois, se protégeant de la canicule de l’été passé, que Marie Laurence Gaudrat a choisi de planter son chevalet presque deux siècles après Corot et les « plein-airistes » comme les nommait la presse ironique de l’époque. En l’occurrence, les géants ne sont pas les rochers mais les arbres qui les surplombent. Ni séquoias ni ceux du jeune Mondrian – encore que le marronnier nogentais et hivernal, tout en courbes, s’en rapprocherait quelque peu – ce sont plutôt de majestueux chênes rouvres comme le Sully, au pied duquel se tapit un rocher aux formes presque animales. Pour mieux faire apprécier la taille réelle de ses géants, Marie Laurence a eu, par souci du contraste et de l’échelle, l’idée d’intégrer au paysage une présence humaine, un ami peintre, si discret qu’on le remarque à peine tant il semble menu nonobstant le format conséquent du tableau.
Pour compléter son exploration bellifontaine, Marie Laurence s’est rendue aux deux extrémités de la forêt, à l’ouest d’une part, aux Grandes Vallées, chez ses amis Michelin : au menu, des arbres, toujours – pins, bouleaux et châtaigniers -, un cabanon, et par-dessus tout, ces portes et fenêtres vues du dedans et ouvertes sur l’extérieur qu’elle affectionne tant, faisant en sorte que nous soyons happés par le plein air, comme irrépressiblement attirés dans le jardin inondé de soleil. Puis à l’est de la forêt, dans le village de Thomery où se situe le château de la peintre animalière Rosa Bonheur avec sa pittoresque tourelle-atelier. On comprend le désir d’honorer la mémoire de celle qui fut tant appréciée pour ses scènes rustiques au moyen de quelques portraits souriants d’une jeune femme rencontrée sur place, posant notamment avec un magnifique chartreux au pelage irisé par l’éclat de la lumière.
Mais l’hommage sera principalement rendu à d’autres géants, plus imprévus quoique entrevus dans ce même lieu il y a un an : les grands maîtres du passé. On parle, faute de mieux, de « copies », terme impropre qui insinue un travail de faussaire ou un rébarbatif pensum d’étudiant. Marie Laurence Gaudrat ressent au contraire cette activité comme une « bouffée jubilante », empreinte à la fois de fidélité et de liberté, en communion avec des œuvres qui nous accompagnent avec amour tout au long de l’existence, de la même manière qu’elle se retrouve en communion avec la nature lorsqu’elle peint un paysage. Risquerais-je le mot d’ « interprétation », analogue à celle du musicien, lorsqu’il présente en concert « sa » version d’une partition immortelle ? De variations lorsqu’un compositeur prend pour sujet la mélodie d’un confrère d’une autre génération ? Après tout, les grands maîtres d’autrefois copiaient aussi leurs aînés ou travaillaient à leur imitation en y apportant leur touche personnelle. Tel est le cas de la Mise au Tombeau du Titien (au musée du Louvre), revisitée par Géricault et Delacroix, et à nouveau par notre artiste. Et André Gide de faire remarquer, à propos de Poussin, que « la beauté du monde extérieur ne le laissait pas insensible, mais (que) c’est au contact des œuvres d’art qu’il prit conscience de sa vocation » ; qu’au fond, on est d’autant plus soi-même en héritant de la tradition qui, seule, permet d’établir de stimulantes comparaisons.
Poussin, justement, avec sa Bacchanale en grand format, son ciel gris de tapisserie et sa guitare, ainsi que des scènes mythologiques comme ce char solaire d’Apollon flottant dans la lumière, prélevé à la scène de Diane et Endymion. Prélevé, car Marie Laurence s’ingénie à modifier les formats originaux, isolant et agrandissant tel détail, tel visage au point d’en faire un nouveau tableau, lorsque l’immense Lavement des Pieds du Tintoret conservé au Prado se voit, quant à lui, diminué de huit fois son format !
La lumière et la couleur, on s’en doute, éclairent, disons-le, le choix des toiles réinterprétées. J’en veux pour preuve le rai qui inonde Saint-Joseph dans la Nativité d’après Matthieu Le Nain ou le shako du Hussard de Géricault. Ce qui nous surprendra davantage, venant d’une artiste habituée à représenter la nature dans son apparente placidité, c’est son intérêt pour des réalisations privilégiant un mouvement à la dramaturgie presque baroque ou, ce qui revient au même, emportées dans un geste romantique. Ainsi des Géricault, ainsi du Portement de Croix du Tintoret, très en pâte, qui témoigne d’une violence pulsionnelle exécutée au fil du pinceau. Ce qui pourrait passer pour un paradoxe n’en est pas un, en réalité, car, dans sa peinture de plein air, Marie Laurence suggère une vie dont les senteurs se respirent et les sons se perçoivent. L’odeur de la terre et de la végétation nous pénètre, la paille crépite dans la chaleur, l’église s’apprête à carillonner, et jusque dans les bosquets du parc de Versailles résonne une chasse à courre.
Debussy disait de la musique de Déodat de Séverac, ce chantre de la terre méridionale, qu’elle sentait bon. De même, en vous invitant à contempler sa peinture, Marie Laurence Gaudrat vous convie à la humer et à l’écouter chanter.
Bruno Gousset, préface au catalogue de l’exposition «À l’ombre des géants», Atelier Valérie Michelin – 2019.
Méfions-nous de notre première impression, c’est peut-être la bonne, disait Sacha Guitry. C’est à cette première impression que je veux revenir en évoquant les paysages de Marie Laurence Gaudrat. Puisque c’est par là qu’ils m’ont interpellé. Et pardon d’emprunter ce verbe au vocabulaire affecté des faux intellectuels, mais c’est pour lui restituer un sens plus concret : mon regard fut véritablement arrêté par un paysage de Gaudrat un jour que, ignorant son œuvre comme son existence, je passais par hasard devant la galerie où elle exposait, rue Jacob. C’était en octobre 1991. Le 2 exactement, précision qui n’a d’autre intérêt pour le lecteur que de lui prouver combien ma rencontre avec Marie Laurence possède à mes yeux un caractère historique. Je ne dirais pas « c’était écrit », mais en tout cas c’était appelé à l’être, d’ailleurs l’occasion m’en est donnée ici. Et je l’écris d’autant plus volontiers que l’histoire de cette rencontre n’est pas étrangère au sujet qu’on m’a demandé de traiter, et qu’elle me permettra encore une fois de parler de Corot, puisque au bout du compte c’est lui qui a guidé, peut-être mes pas, sûrement mon œil, vers les toiles de Marie Laurence Gaudrat. On va voir comme.
Ma passion pour Corot m’a conduit à écrire une pièce de théâtre pour évoquer la vie si peu théâtrale, et l’art si peu spectaculaire, de ce grand homme. C’est ce que je faisais en octobre 1991. Ainsi depuis quelques mois vivais-je au XIXe siècle en compagnie de mon personnage, l’œil uniquement occupé à sa peinture, l’esprit à mon projet, attentif à tout ce qui concernait le maître de Ville-d’Avray. Or, en cherchant à démêler les raisons de mon attirance pour sa peinture, j’avais noté qu’il y a dans la plupart de ses paysages quelque chose d’unique et de remarquable sur quoi les monographies, quand elles en parlent, n’insistent pas assez. Cela est flagrant dans la majorité des études d’Italie, mais on peut le déceler, une fois que l’œil y est sensible, dans bien d’autres paysages du peintre faits en France ou en Suisse : c’est la qualité exceptionnelle de l’air (il s’agit de peinture, non d’écologie). L’air, dans ces paysages que sont, par exemple, le pont de Narni, la vue du Colisée, le Mont Soracte, La Trinité des Monts, le moulin à Montmartre, n’est pas, comme chez tant d’autres paysagistes, ce vide invisible, cette absence de matière, cette transparence plus ou moins pure mais sans épaisseur, cet élément négligeable et comme ignoré de la composition ; il est au contraire palpable, dense, il fait partie du paysage comme ces collines, ces arbres, ces fabriques, ces rivières. Partant, il a une température (je ne peux regarder La promenade du Poussin sans éprouver fugitivement l’envie de mettre une petite laine tant l’atmosphère semble subitement s’y rafraîchir), il a une qualité tactile : il est humide, vaporeux, sec, piquant, doux, poussiéreux, cristallin, léger ou pesant, vivifiant ou lénifiant. Ainsi, entre notre œil et la ligne d’horizon, il y a plus que l’espace dont la perspective suffit à donner l’illusion, plus que la profondeur où la lumière s’abîme, plus que la beauté plastique de la nature, il y a cette masse d’air translucide et compacte dont le tableau est plein. On pourrait, semble-t-il, y mordre comme en un fruit. Au sens électrique du terme, cet air-là est conducteur : il met notre regard en contact avec chaque plan du tableau jusqu’au plus lointain, d’où cette impression de plus complète possession. Parvenir à nous procurer ces sensations, qui relèvent de correspondances baudelairiennes, est un des tours de force de l’artiste. Je n’en fais pas un critère esthétique pour estimer un paysagiste ; pas plus que le paysagiste n’en doit rechercher l’effet, il ne peut l’obtenir que par surcroît, après tout le reste. Comment y parvient-il, ce n’est pas mon affaire. En ce qui concerne Corot, c’est une grâce supplémentaire et personnelle, comme on en accorde d’un autre genre et d’aussi rares à Vermeer, à Rembrandt, à Chardin. Mais les autres paysagistes, antérieurs ou postérieurs à Corot, ne l’ont pas. Son confrère et ami Daubigny a bien des qualités, pas celle-ci. Les impressionnistes nous donnent bien des impressions, pas celle-ci. (Sauf peut-être Sisley, Bazille et Pissaro qui la frôlent quelquefois). Bref, je pouvais croire avant le 2 octobre 1991 qu’aucun autre peintre ne me la procurerait. Mais mon œil était éduqué et prêt à la discerner au besoin. C’est ce qu’il fit en apercevant dans la vitrine de la galerie un champ de blé de Gaudrat. (Et notons qu’il fallait que l’impression fût nette pour qu’un champ de blé si plat, si simple, si modeste, retînt mon attention. C’était aborder son œuvre par la part la plus discrète, comme le chercheur d’or soupçonne l’existence d’un filon par l’observation d’un minuscule caillou) La visite de l’exposition, à quoi m’incitait cette découverte, me confirma largement cette première impression. Et mon émotion artistique se doubla de la joie d’avoir découvert un peintre. Ça n’arrive pas tous les jours, comme on sait.
Je m’empresse de dire, par égard pour sa modestie, que l’idée ne me vient pas de comparer l’art de Gaudrat à celui de Corot. Elle ne vient, je crois, à personne. Je dis simplement qu’ils ont en commun cette faculté rare, que cela suffit à instaurer entre eux une filiation, que cela suffit surtout à faire mon bonheur et, je l’espère, celui de quelques autres.
Je tiens par ailleurs à ajouter qu’on chercherait en vain à éprouver cette impression en contemplant une reproduction ; si fidèle soit-elle, elle ne saurait restituer une sensation aussi fragile. On attendra donc la prochaine exposition pour vérifier mes dires.
Revenons pour l’instant à celle de la rue Jacob car je n’ai pas achevé mon histoire. Je compris bientôt, entendant malgré moi la conversation qu’elle avait avec un autre visiteur, que l’artiste était présente, mais je suis d’un naturel réservé et il m’en fallait plus pour lui adresser la parole et traduire mon enthousiasme. A peine aurais-je osé mettre un mot dans le livre d’or. Corot, encore, me força la main, lorsque je tombai, dans la seconde salle, sur une vue qui ne pouvait que me frapper de surprise puis de béatitude : celle des maisons Cabassud à Ville-d’Avray, paysage maintes fois traité par le maître, et qui n’a pas suffisamment changé d’aspect depuis 1850 pour qu’on ne puisse l’identifier. Voilà ce qui me poussa à aborder Marie Laurence. Nous parlâmes tout une heure de notre admiration commune pour le peintre à qui nous devons aujourd’hui notre rencontre et l’amitié qui s’en suivit.
Avant de revenir aux paysages, je m’en voudrais de ne pas dire l’épilogue de l’histoire : quand, cinq ans plus tard, la pièce fut montée grâce à Jean-Laurent Cochet, il était tout naturel et tout indiqué qu’on en confiât la création des décors à Marie Laurence Gaudrat.
Bien sûr je n’ai évoqué qu’un aspect de la délectation qu’on goûte aux paysages de Marie Laurence, et je me réserve le droit d’être plus exhaustif une autre fois, mais au-delà de leur beauté, du chant et du choix des couleurs ; du jeu savant des valeurs, des ombres et des lumières ; de l’harmonie des compositions, du grand métier dont seul un peintre à bon droit peut parler, c’est l’air respirable qui y circule, c’est le souffle qui les habite qui me charme. Et c’est dans ces toiles-là ce qui contribue à nous communiquer la plus précieuse des émotions artistiques : la joie, et la plus utile des vertus : la santé.
Jacques Mougenot, Les paysages, juin 2000.
Marie Laurence Gaudrat, dont une récente exposition a confirmé, s’il était besoin, le talent, la rigueur et l’intégrité, réalise pleinement, dans, sa peinture, cette harmonie fondée sur cette complémentarité de l’ombre et de la lumière, sur cette consonance des tons, qui rendent le monde vivable et respirable. Il y a quelque chose d’intensément religieux dans ces tableaux où règne une manière de silence, où les murs et les toits d’un village s’accordent à l’épaisseur de la terre et à la subtilités des ciels, où la courbe du front d’une jeune femme pensive épouse la retombée des branches d’un arbre, où le simple spectacle de la rue même donne comme l’image d’une Jérusalem céleste. Je ne sais rien des croyances de Marie Laurence Gaudrat, mais ce dont je suis sûr, c’est que son art, âprement, patiemment, consciemment élaboré et construit, fait advenir l’immutabilité du réel, c’est-à-dire du bien et du beau, par delà la fugacité et l’incohérence du monde et des choses. Le patrimoine spirituel légué par Poussin, Corot ou Cézanne est en de bonnes mains.
Michel Marmin, Eléments, n° 94, février 1999.
Chère Marie Laurence,
Comme annoncé au livre d’or de la rue Jacob, où toute promesse doit être tenue pour sacrée, je veux m’étendre ici sur tout le bien que j’ai pensé de ta peinture. Pour en penser du mal, faire des réserves, modérer avec discernement son jugement, il faudrait posséder un métier que j’ignore. Et encore… je doute que le connaisseur éclairé, et il n’y a guère qu’un autre excellent peintre qui le soit c’est à dire pas grand monde, y trouve à redire. Ce n’est pas un regard critique donc que je porte mais celui, enthousiaste, d’un amateur, d’un promeneur nonchalant qui se laisse aller au balancement de ses impressions sans toujours en vérifier l’origine, un vacancier.
J’ai donc découvert à son vernissage, puis vu et revu ton exposition tant attendue, sans flatterie, depuis la précédente. Le jour du vernissage, trop de monde, trop de politesses, trop de distractions, trop d’impressions confuses, de sentiments divers pour pouvoir en parler, sans compter cette alchimie qui transforme chez moi les pensées en écrit plutôt qu’en parole, ce « scripta manent, verba volant » qui est l’alibi des taciturnes. Mais en dépit de tout ça, une impression nette et flagrante, partagée par tous ceux qui te connaissent : la certitude d’un pas franchi, d’un palier atteint dirait-on injustement, mais pour moi, la confirmation naturelle d’une ascension qui se poursuit, à la grâce de Dieu probablement, c’est à dire à la force du poignet, de l’œil et de l’esprit. Qu’est-ce qu’il y a de changé ? La lumière mieux cernée ? Les couleurs plus chantantes ? La manière plus ferme ? La maîtrise, la maturité, la plénitude, plus ceci, moins cela ? Le dire serait bien restrictif, pour l’œuvre passée d’abord qui possède à plein d’égaux mérites, pour l’œuvre présente aussi, expliquer c’est limiter. Sans analyser la chose, sans trop encore savoir d’où venait cette joie plus chaude, cet œil plus brillant, que me procuraient les tableaux que je découvrais ce jour-là, l’idée la première qui me vint fut « on se rapproche du foyer ». Je dis « on » parce que tu nous entraînes un peu avec toi, c’est la force de l’artiste de nous faire respirer sur le même rythme que lui l’air qui baigne l’Olympe, ou tout au moins de nous en donner l’illusion. Il n’est pas mauvais de se croire un dieu pendant quelques instants, ça donne une idée – et une envie – des hauteurs à atteindre. Et je dis « foyer » car c’est le mot qui va bien. Il contient foi, il contient feu, chaleur et lumière. C’est, en optique, le point où se concentrent les rayons, et dans nos chaumières celui où se rassemble la famille. C’est « le point fixe dans l’âme » dont parlent Musset dans ses critiques et Delacroix dans son journal, cet unique nécessaire des stoïciens, la source, l’origine, la fin en soi.
Une fois cette première impression dégagée, je m’étais promis de revenir au calme, pour traquer cette idée vague en chaque toile, pour m’imprégner de ces paysages et de ces portraits que je ne verrai plus qu’en souvenir, sauf privautés spéciales, pour reconstruire dans ma mémoire une pâle réplique de la galerie Frégnac, pour mon plaisir surtout. Je l’ai fait, sachant bien qu’il faudrait choisir, que je ne pourrais pas tout emporter, mon œil ayant des mesures moindres que celui de l’artiste, et ma mémoire une complexion qui n’est faite qu’à mon usage.
‘eeeeeeeeefpùùùùm;,,,,,,,,
Cette ligne vient d’être écrite par Guismaw qui ne supportant pas qu’on le délaisse pour de vains travaux humains vient de marcher sur mon clavier. Efpùm, voilà tout ce qu’il trouve à dire, cet animal. Il est vrai qu’il le dit avec souffle, lyrisme, en allongeant considérablement les voyelles. Quant à l’usage de la virgule, il est un peu abusif, à moins qu’elles ne symbolisent ici les griffes qui ponctuent ses adorables pattes. Il a repris maintenant sa place sur son carton, près de la vitre, observatoire idéal des mouettes, des nuages et des métros aériens, toutes choses vraiment dignes d’intérêt.
Mais revenons rue Jacob. En entrant à gauche il y a « Le soir à Uzerche ». Je ne connais pas Uzerche mais je connais le soir. Le pied du village est déjà dans la nuit, du creux d’un vallon sombre, que de nombreux arbres font plus sombre encore, émergent les bâtisses, solides, épaisses, carrées, murs d’ocre et toits violets, qu’un clocher simple, et roman sans doute, rassemble sous un ciel de safran. Tout, jusqu’au format allongé de la toile, affirme une stabilité trapue et rassurante, un repos sans scrupule après que la besogne a été faite, aux champs ou à la ville, sans démonstration et rudement. Le vert, le violet et l’orangé sont, m’a-t-on appris, les couleurs secondaires, binaires, combinaisons directes des trois couleurs primaires. Un savant nous dira comment leur mariage participe ici de l’harmonie générale, comment elles influent sur le système psychosensoriel du sujet, comment l’affect, le percept et/ou le concept du regardant sont agis par ces stimuli chromatiques… coupons lui la parole. Qu’il s’exprime s’il veut ailleurs, dans des revues que nous ne lirons pas, dans des conférences où nous n’irons pas, dans des cocktails où nous ne sommes pas conviés, qu’il enseigne en faculté, qu’il écrive des livres qui passeront à « Bouillon de culture » sinon à la postérité, mais chez moi, qu’il se taise. La peinture se passe de verbiage comme la médecine de latin depuis Molière. Il ne faut que tâcher de voir. Laisser faire l’œil puis la mémoire qui peut seule à bon droit dans mon pays émettre une opinion. Cette opinion est que devant cette toile, comme devant les autres, un bon, un sain, un avouable désir nous prend : on voudrait marcher dans ces chemins, dormir sous ces arbres, respirer l’air de ces champs, s’arrêter dans ces maisons, s’y restaurer d’un plat savoureux du pays, et repartir en ayant serré dans ses bras tous ces paysages. Ici, à Uzerche où le soir invite à la contemplation, c’est le désir de méditer plutôt que de rêver qui nous étreint. C’est encore rêver, mais utilement, car l’endroit exige l’efficace, le pratique et condamne la complaisance comme la paresse. Sommes-nous en pays huguenot ?
Mais je triche, ce n’est pas ma mémoire seule qui parle, j’ai sous les yeux, sur ma table, la reproduction d’un soir à Uzerche. Je tricherai aussi pour revoir le miracle, la toile où vint ma préférence, blottie dans un recoin de la galerie, « celle qu’on ne voit pas tout de suite en entrant », la colline de Vézelay. J’en possède aussi, grâce à l’an neuf, une photographie. C’est la colline inspirée, l’Alléluia, le chant d’action de grâce « pour cette chose d’or qui s’appelle le jour », un choral ordonné de liesse. Chaque petite maison, chaque sillon, chaque courbe, chaque bosquet, chaque détail, comme chaque morceau de verre d’un vitrail, ni plus ni moins que son voisin, pousse sa note de rossignol vers ce ciel d’orange, d’or et d’anges. C’est par cette hymne à la joie qu’il faudrait terminer une symphonie et mon papier, mais je brûle les étapes et dans un accès de gloutonnerie heureuse j’ai mangé mon dessert en premier et sans vergogne. Un vacancier, vous dis-je. La toile fut vendue le premier jour, heureux celui qui se l’est offerte car il aura chez lui, pour les moments de vague à l’âme, comme nos grands-mères avaient un cordial bienfaisant dans leur armoire à pharmacie, ce vivace et riant chant d’allégresse. C’est Haendel au pays de Colette. Qui aurait pensé à les associer ? Quand on parle de Colette, Guismaw se manifeste…
Et puisque j’ai longé le mur, continuons par l’autre merveille, sa voisine : « Bel air en Vivarais », la bien nommée. J’y retrouve cette qualité d’air que, je l’ai déjà dit, je ne reconnais qu’aux Corot d’Italie, qu’à quelques Sisley et pour la lumière intérieure aux Fantin-Latour, cette pureté palpable, cette transparence solide où l’œil, s’il avait des dents, pourrait mordre comme en un fruit, ici plus pomme que pêche, et qui est, je l’ai déjà dit aussi, la première chose que j’ai remarquée dans tes toiles, car cette sensation tactile, cette impression, à savoir que l’artiste a su peindre non seulement le paysage mais aussi cette épaisseur, invisible, sans poids – et de quelle couleur est-elle ? – qui sépare l’œil de l’horizon, cet air en somme qui nous entoure, que nous ne voyons plus, que nous ne sentons plus sans pourtant cesser de le respirer, et en quoi nous sommes comme un poisson dans l’eau, c’est à dire vivants, cette impression, dis-je, est très rare en peinture mais si nette qu’elle me frappe partout où je la rencontre. Je n’en fais pas un critère pour décerner mes préférences car je crois que l’artiste ne l’obtient que par surcroît, comme on dit dans un livre que j’ai lu. On ne peut chercher à peindre l’invisible mais on y atteint parfois, la preuve. Il n’y a d’ailleurs pas que ce miracle dans « Bel air en Vivarais », il y a l’attirance de cet arbre à gauche, dont le feuillage nous hèle, et l’ombre nous invite à nous allonger là, à sombrer dans un repos vivifiant, un sommeil peuplé de rêves joyeux et réparateurs, à moins qu’on lui préfère les cabrioles dans l’herbage doucement incliné du vallon qui nous entraîne au centre de la toile vers d’accueillantes bâtisses.
On respire encore cet air vif et sain avec « La bastide de Monsieur Bel » mêlé peut-être aux odeurs de la ferme, fumier et feu de bois. Derrière les façades rouges on devine des pièces sombres, silencieuses, fraîches et spacieuses. Je sais qu’outre la vaste cheminée qui garde la mémoire des ancêtres, il y a dans la cuisine la télévision qui fait de Monsieur Bel notre contemporain. Mais l’artiste bannit de ses tableaux antennes, conduites électriques et fils téléphoniques, tout ce que l’homme moderne oppose d’inharmonieux à la nature. Dans ses toiles parisiennes par exemple, on n’y voit peu ou pas d’autos, elles nous cacheraient le décrochement d’un escalier, la tache de lumière sur le trottoir, la fuite inclinée d’un mur, qui sont inutiles à l’économie de la cité mais indispensables à l’équilibre du tableau. Corot, et tant d’autres, composait ainsi, en trichant, ses tableaux, et ce n’est pas besoin d’idéalisation, mièvrerie, refus du réel, l’art n’est pas heureusement copie de l’apparent, il est pieux mensonge, c’est, selon la formule d’un autre, « l’homme ajouté à la nature », et c’est à juste titre qu’ici l’inhumain est retranché de la nature.
Quittons Monsieur Bel et rejoignons Ludivine au jardin. L’étymologiste qui ne dort que d’une oreille en moi me souffle qu’il y a lumière divine dans le titre de ce tableau et « Le pommier » qui lui fait pendant achève l’idée que nous sommes en présence d’une Eve tranquille et rêveuse dans un Eden retrouvé. Il n’est pas besoin de cette allégorie pour penser à certains Rubens, à certains Renoir, à qui Hélène Fourment ou Gabrielle servirent de prétexte, comme ici Ludivine à Marie Laurence, pour exalter les lumières laiteuses, dorées et chaudes de la chair, les courbes dansantes et tendres de la femme, en de somptueuses compositions. La bonne dimension, plus grande que nature, du tableau, les empâtements lisses ou râpeux dont tu uses à bon escient, la densité des tons, leur franchise, et cette lumière soutenable qui semble émaner de la chair même, participent de cette plénitude heureuse, de cette maturité fruitée du sujet et de la peinture. Je n’ai pu voir cette toile sans penser aux peintres que j’ai dits et surtout à un certain nu doré, couché sur un tissu grège, de Mazo, dont je retrouverais le titre si le catalogue où je le crois reproduit, car je l’ai vu en vrai au salon, n’était au fond d’un carton en souffrance. Tu vois de quoi je parle. Oui, nous sommes dans un Eden, mais dans un Eden domestiqué, un Eden sans reptile, ce qui s’appelle plus simplement un jardin. Car rien ici, ni dans aucune autre toile d’ailleurs, n’évoque le soufre, n’inspire l’inquiétude ou le tourment. La violence chez Gaudrat n’est pas brutalité mais énergie domptée, la lumière n’est pas aveuglement mais lucidité, la chaleur n’est pas brûlure mais réconfort, l’ombre n’est pas obscurité mais fraîcheur, la volupté, la sensualité, la gourmandise, ne sont pas coupables mais nobles et saines, la nature n’est pas bestiale, rien qu’animale. Ainsi, et pardon de sauter la vue de Lubersac pour rester dans mon sujet, « Les fruits d’automne », en dépit de l’emploi audacieux et violent de la couleur rouge, n’ont rien d’agressif. Car voilà la véritable audace, celle qui, sans provocation, bouscule les barrières inutiles non pas pour éblouir mais pour voir de plus près. « Une toile rouge ? C’est original ! » diraient Bouvard et Pécuchet en pensant peut-être au gilet de Théophile Gautier. Oui, si « original » est pris dans son vrai sens, c’est à dire le contraire « d’excentrique » de quoi il est trop souvent synonyme. Le véritable original, c’est celui qui a un centre, une origine. Celui-là, sûr de son moyeu, peut tout se permettre, rouler dans tous les chemins, même ceux de traverse, et pour chanter les plaisirs de la table, les noces de Pomone et de Bacchus, les fruits d’automne enfin, pour célébrer cette joie mature et gourmande où se mélange un peu de la nostalgie suave des goûters de l’enfance, il peut utiliser sans crainte les harmonies chatoyantes et fuligineuses de la couleur rouge. Il saura éviter en maniant le vermillon, le cru et l’agressif, en maniant le carmin, le capiteux et le sanguinaire, en maniant le rose, la mièvrerie et la fadeur, si bien qu’encore une fois l’harmonie sera atteinte et que notre ivresse, notre soif et notre faim seront spirituelles et non vulgaires. Qui plus est, malgré ces tons chauds et rutilants, le rosé semblait sortir de la glacière. C’est bien ainsi que je l’ai bu.
De la vue de Lubersac je ne me souviens pas bien, sinon que m’a frappé son ciel étonnamment rose, qu’il était l’heure où, comme dit Colette encore – mais tu peins comme elle écrit – « l’air est plus froid que l’eau », celle où, s’approchant le crépuscule, il faudra mettre une petite laine. J’ai donc vu cette toile, même si elle ne s’est gravée dans ma mémoire que par la température. C’est de cette manière aussi que s’est gravée en moi la première fois que je l’ai vue « La promenade du Poussin » de Corot, petit joyau qui ne paye pas de mine. De loin ce n’est rien mais de près c’est quelque chose. Rien de plus délicat à rendre que ces moments précis et fugitifs de la journée, entre chien et loup, où ni lumière, ni contraste, ni couleur ne peuvent aider l’artiste dans son projet d’arrêter notre œil sur le subtil et le discret. C’est là que les Chardin, les Corot, les Fantin, et les Gaudrat, les chantres de la vie ordinaire triomphent, car ils savent sans tristesse rendre le mélancolique, sans ennui peindre le banal et l’anodin, sans éclat être lumineux. J’y reviendrai pour les natures mortes du bureau.
Avant de changer de salle et de s’expatrier, restons un instant devant « Le village de Pouques Lormes » à parler de la pluie et du beau temps. C’est devant cette toile, devant ce ciel où s’affrontent, tels l’ange et la bête, le bleu du ciel pur et le plomb des nuages menaçants, que vous pourrez tester votre humeur. Est-ce un orage qui s’achève ou qui commence ? Le verre est-il à moitié vide ou à moitié plein ? Gageons, connaissant la nature de l’artiste, que l’orage s’éloigne, que le beau temps va triompher. Mais alors, dira le sceptique, la toile aurait été peinte sous la pluie ? Quant aux personnages qui animent le tableau, ne semblent-ils pas fuir vers leur maison plutôt qu’en sortir ? Ce serait selon lui un orage qui s’annonce ? Soit, et qu’importe. Acceptons que la pluie nous surprenne, le risque n’est pas grand. D’ailleurs ce n’est pas là marque de pessimisme. Un séjour en Afrique nous fera regretter notre climat tempéré, goûter nos contrastes mesurés, apprécier nos paisibles villages, nos paysages sans outrance et aimer la pluie et le beau temps pour ce qu’ils sont, le principe double de la vie.
Soyons franc, je n’ai pas pour les voyages en général une grande prédilection, on le sait, et pour l’Afrique en particulier, je n’ai nulle attirance. Je brûle il est vrai de contempler pour de vrai les spectacles grandioses de la planète : le grand Canyon, la banquise, le désert, la cordillère des Andes, le temple du Bayon, etc. mais je me contenterais fort bien d’un survol en hélicoptère. En Europe, seule l’Italie m’attire au point que j’y pourrais vivre. Tout ça, ce n’est pas voyager. Je me suis toujours méfié des voyages. De ceux d’abord qui ne sont que voyeurisme : on voit un pays comme on lèche une vitrine. Quant aux fameux voyages qui forment la jeunesse, on sait ce qu’il faut en penser en voyant combien la jeunesse en effet est formée… Pour bien voyager, dira-t-on dans une rédaction de lycéen, il faudrait vivre un certain temps, sinon dans les mêmes conditions que les autochtones, du moins parmi eux. Certes. Encore n’est-ce pas tout voir d’un pays, mais au moins en prendre la température, en goûter le climat. Il y aura toujours quand même une imposture : le voyageur sait qu’un jour, dans une semaine, dans un mois, dans un an, il reviendra chez lui, chez soi. Il retrouvera son mode de vie fatalement privilégié. Ne voyagent que les riches, les pauvres émigrent. Tous ces arguments, surtout le dernier qui sent la contestation revancharde et sotte, sont un peu fallacieux, je le sais, ce sont les alibis d’un casanier qui a ses habitudes, ses repères, ses méthodes, et redoute l’étrange sinon l’étranger. C’est vrai, comme Montaigne et Guismaw, je suis chat d’intérieur et voyage en moi-même avec plus de bonheur et de profit. Je tiens de plus en plus l’espace pour une illusion, et le temps en revanche me paraît le domaine illimité et inviolé où étendre mes explorations, c’est en lui qu’on voyage, c’est en soi, où qu’on aille, et Christophe Colomb n’a connu que lui-même. Qu’on me laisse explorer mes Indes, j’en rapporterai moi aussi épices et pépites. Cependant je ne condamne pas les voyages, encore moins le voyageur. Je respecte son périple, j’admire parfois ce qu’il en rapporte, surtout quand, au lieu de diapositives, ce sont des œuvres d’art.
Si j’ai fait cette longue digression c’est pour qu’on comprenne que je ne regarde pas les toiles rapportées d’Afrique comme celles qui furent glanées par chez nous. L’émotion artistique a deux causes tout aussi mystérieuses : la première est d’esthétique pure : séduction des formes, des lignes, des couleurs, etc. bref, travail énigmatique de la matière sur le spectateur, d’autant plus énigmatique qu’il semble universel et procède de même façon sur tous (c’est ce qui fait par exemple que la proportion dorée est plébiscitée dans le jugement esthétique quelles que soient les époques et les lieux, ou qu’une dissonance est perçue comme telle par toutes les oreilles), l’autre cause tient au sujet traité, à ce qu’il provoque chez le spectateur, et dépend moins de l’œuvre d’art que de celui qui la regarde, c’est le travail de sa mémoire, de sa culture. Or, en ce qui me concerne, l’Afrique noire n’appartient ni à l’une ni à l’autre. Partant, aucun des tableaux de la seconde salle n’a provoqué chez moi le trouble Proustien, ce frottement en un quelconque point de la mémoire entre un instant du passé et du présent. On dira, comme je l’ai entendu dire, « ça ne me touche pas ». Ça ne touche par aucun endroit la sphère du souvenir, en effet, mais si ces toiles ne parlent pas à la mémoire, elles peuvent parler à l’imagination, qui est faite elle aussi de mémoire, sinon de quoi ? C’est ainsi que j’ai regardé « Mohamed de Bamako », « Le marché de Segou » et les autres. Mais la jouissance, je l’avoue fut moins complète.
Qu’on ne voie pas là un dédain pour l’exotisme. Je regarde autrement les tableaux rapportés d’Afrique du Nord par Delacroix, par Renoir, par Monet. C’est que mes ancêtres y vécurent. Avant même d’avoir vu de mes yeux le Maroc, ces paysages me parlaient, par quelle oreille ? voilà qui est mystérieux, mais ils m’étaient familiers. Je savais qu’ils sentaient la figue, le myrte et le thuya.
C’est à « L’embarquement sur le Niger » qu’est allée ma préférence. Cette lumière magnifique dont la beauté m’est inconnue, on la retrouve dans les tableaux de Fromentin. C’est à lui que j’ai pensé. Et que l’air là-bas ne doit pas avoir la même saveur qu’ici. En plus de cette odeur de vase du bord des fleuves, doit régner là un âcre et discret parfum, comme une odeur de soleil trop dur. Du moins je l’imagine, que faire d’autre ? « Mohamed de Bamako » m’a séduit par d’autres qualités. Le traitement léger, la couleur très diluée, transparente, une aquarelle quasi, et la mise en page tout en hauteur m’ont évoqué les Nabis, et notre voisin Vallotton, familier de cette organisation de masses. kiiiiiiiiojhhhhuk Guismaw aussi a senti tout l’humour de la chose. Je dis l’humour car je n’ai pu m’empêcher de sourire en voyant cette toile : ce perroquet, cette figure bon enfant, ces couleurs vives, primitives, comme celles des tissus imprimés du Cameroun ou du Sénégal, ont tout de même rappelé du loin de mon enfance, sinon le souvenir d’une tasse de thé, du moins de chocolat et le « Y’a bon, Banania ! » jaune, brun et rouge de jadis. Je ne me suis pas limité à cette boutade, il y a dans ce portrait, comme dans les autres figures d’ici ou de là-bas, le même regard humain porté sur l’humain, celui qui voit d’un œil non de peintre mais de congénère, qui peint en l’autre ce qui chez lui s’étoile. Je n’ai pas vu de portrait de toi dont les modèles parussent antipathiques. Peut-être les choisis-tu ainsi, tes modèles, – Cézanne dit à Gasquet qu’il n’avait pu peindre Clemenceau car ce dernier ne croyait pas en Dieu – mais je crois aussi que non contente de faire poser les corps, tu fais poser les âmes dans une attitude favorable. C’est Eliante qui tient le pinceau, non Célimène. Et il n’y a pas là de complaisance, d’indulgence facile et indifférente, de gentillesse benoîte car tu sais être dure, s’il faut, il y a souci d’éclairage, nécessité de trouver le beau chez l’autre, même s’il ignore le détenir, même s’il se trompe sur son compte, et sur celui du beau.
La Mosquée de Segoukoro serait d’une grande âpreté, par la raideur de ses deux couleurs et de ses lignes, la cruauté du duel entre le bleu dru du ciel et l’ocre rouge du pisé, n’était l’homme endormi au sol qui nous assure de la quiétude ombragée du lieu. Mais nous sommes peu habitués, décidément, à tant de dépouillement et de contraste. Revenons à nos moutons, ceux de Jeanne d’Arc, de La Fontaine et du Pays basque, et passons dans le bureau de Frégnac, qui, je le veux ainsi, aujourd’hui ne sent pas le cigare.
Je suis tombé d’abord, j’allais écrire « d’accord » et c’eût été à peine un lapsus, sur un paysage familier. Le titre dit « Le chemin de Paska-Leku à Combo », j’ai supposé, à la rondeur des monts, à leur verdure, au gris humide et lumineux du ciel, que ce Combo n’était autre que le Cambo d’Edmond Rostand dont on aura changé, par une méprise apocalyptique, l’alpha en oméga. Me trompais-je ? Quelle bonne idée d’avoir traité la chose dans ce format. Non pas qu’il trouverait plus aisément sa place dans un intérieur, au-dessus d’une porte par exemple. Je laisse à d’autres ce souci domestique, « Faites-moi le même en plus petit, que je puisse l’accrocher chez moi… », on leur donnerait « La ronde de nuit » qu’ils n’en voudraient pas ne sachant où la mettre. Mais au Pays basque, les montagnes sont humbles, elles moutonnent plus qu’elles ne s’élèvent, elles sont amicales, arrondies et recouvertes d’herbes tendres comme pour ne pas blesser les enfants, le format horizontal leur convient. La fierté du pays est ailleurs et plus sincère. J’ai retrouvé l’air doux et fin d’Arnaga qu’on recommandait au poète, la coquetterie simple des chemins et des routes, propreté qu’on ne voit guère chez nous qu’en Alsace et partout en Suisse. Mais ce n’est pas propreté bourgeoise et maniaque, celle des bigoudis et des patins, ce n’est pas entretien, c’est maintien. Ici tu pouvais tout peindre, sans tricher, l’homme avait déjà fait ton travail de nettoyage, point besoin d’omettre en peignant les offenses à la vue : il n’y en a pas. Les hommes là-bas appliquent, sans le connaître, le conseil d’Oscar Wilde : « mettez de l’art dans votre vie et de la vie dans votre art ».
On retrouve Ludivine dans deux petits formats du même sujet, dans « Le rêve » – est-ce elle qui rêve ou nous qui la rêvons ? Platon lui-même aurait de la peine à trancher, tant ce sommeil est exemplaire, presque irréel et sans mélange – et dans « Ludivine ensoleillée » où l’emporte sur tout ce sourire qui rappelle celui de l’ange de Reims ou celui de Bouddha ou mieux encore car il est plus humain, et c’est sans doute ainsi qu’il faut jouer le rôle, celui d’Irma Lambert, incarnation domestique d’un principe divin. Sa place était bien ici, à Paris, au milieu de ces natures mortes : « La cruche corse », « La cafetière de Nogent » et « Les deux sublimes coings », c’est moi qui dit sublime et c’est la convention qui parle de natures mortes car on est à nouveau et de plain-pied dans la vie ordinaire chantée par le poète, basque aussi d’origine. Ces objets inanimés ont trouvé, après lui, le peintre qui leur a rendu la parole. Que j’eusse aimé les accrocher sur mon mur pour causer avec eux. Le format vertical (et petit, notez-le, Madame), la composition presque japonaise, leur sied fort bien, c’est ainsi qu’on s’oblige à les regarder, à les magnifier, comme font justement les Japonais qui savent dégager d’un simple caillou, d’un banal morceau de bois, d’une humble goutte d’eau, la beauté primitive et divine qui éclate avec plus d’évidence dans les fleurs, les chats et la femme. Ce n’est pas une cruche et une cafetière que l’on voit, c’est la cruche, c’est la cafetière, présentées avec le même respect, avec le même soin d’éclairage, la même rigueur attentive et attendrie qu’on eût mis à peindre un portrait. Pour les deux coings, le format carré va de soi, car ce fruit est carré, trapu, qui plus est, s’il rappelle par sa forme la poire, il est plus massif qu’elle, et ces deux-là sortaient presque du cadre. Ce sont de beaux fruits pleins, plus faits pour être peints que pour être mangés, car ils n’ont rien d’appétissant, on y laisserait des dents, ils veulent être vus avant de finir en confiture. Satisfaits soient-ils.
Et puis il y a des trous de mémoire, des pénitences pour la faute de n’avoir pas suffisamment regardé, d’avoir été distrait. Je n’en saurais rien si je n’avais gardé, pour guider ma mémoire dans son parcours, la liste des œuvres exposées. C’est elle qui me révèle que je n’ai aucun souvenir de trois toiles d’Afrique, pas plus que du « Ponsard en Ardèche », du « Lever de soleil à Uzerche », de « La maison aux loirs » et de « Collonges la rouge ». Non que ces œuvres fussent inférieures, en l’occurrence c’est mon attention qui le fut. Je les ai vues, c’est sûr, et j’en ai éprouvé quelque chose, mais ce sont ici les feintes de la mémoire, ne parlons pas de trahisons car nous exigeons déjà trop d’elle pour lui faire des reproches et son mécanisme est si subtil qu’en voulant le forcer nous le déréglerions. Pour pallier ces lacunes, si l’on voulait être exhaustif, il me faudrait une quatrième visite, je ne m’en plaindrais pas, mais pourquoi vouloir être exhaustif, laissons cette manie aux comptables et aux professeurs et restons le vacancier indiscipliné qui n’aura pas fait la visite prévue au programme, celle d’un chef-d’œuvre peut-être, pour s’être attardé devant un site moins fameux, pittoresque à lui seul.
Je ne partirai pas sans avoir jeté l’œil du souvenir sur la vitrine, où je vis la seule marine que je connaisse de toi, une vue de Saint-Jean-de-Luz, encore n’est-ce pas sûr qu’elle ait droit au titre de marine, mais ses tons frais et pimpants dans une lumière franche et nacrée de bord de mer m’y firent voir, s’il m’en souvient bien, un port de plaisance ? des bateaux ? voici que la vision incertaine s’estompe, que la mémoire fatigue comme un rêve se dissipe, la rue me réveille et la vie me happe, il faut aller prendre le 95 et jouer Corot.
Saurai-je parler peinture, moi qui n’en possède pas la technique ? Je ne suis qu’un profane, en quête de sacré il est vrai, mais un ignorant, et c’est tantôt en amateur gourmand et sensuel, tantôt en visiteur fervent et recueilli, jamais en critique averti et blasé, que j’ai vu ton exposition. Par quels procédés chimiques, quel maintien du pinceau, quelle façon de poser la couleur, de choisir un support, un format, un angle de vue, par quelle science du dessin, de la composition, de la lumière, réussis-tu à nous faire éprouver, par exemple, des sensations autres qu’optiques. Tant d’impressions tactiles, gustatives, olfactives, musicales, ne trouvent pas leur source uniquement dans ma mémoire, elles doivent naître là, dans la pâte, dans le trait, dans la forme. Par quelle facture ? Si j’étais peintre, le saurais-je ? Et sans être peintre, quand bien même entendrais-je ce vocabulaire, ces termes obscurs de glacis, de frottis, de couleur locale, de demi-teinte, d’estompe, d’empâtement, de médium, etc. je ne percerais pas le principal mystère. Ni toi, sans doute, me dis-je pour me rassurer. Il n’appartient pas à l’artiste de le cerner. Pas plus qu’il ne peut cerner ce point fixe autour duquel l’âme gravite. Il ne peut, il ne doit, qu’obéir, en travaillant, aux lois d’une cosmologie dont le principe nous échappe, le reste lui sera donné par surcroît. La colline de Vézelay en témoigne.
Jacques Mougenot, Préface de l’exposition à la Galerie Frégnac, 1997.
Avec les années, la brosse a gagné en largesse. Les jaunes de chrome se fondent librement dans les masses émeraudes des feuillages. Les reflets colorés d’un plat de faïence ocre, de quelques pommes vermillonnées, qui se gravent dans le métal froid de la cafetière, sont devenus plus incisifs. La margelle du lavoir fixe dans ses ombres une déclinaison de gris bleutés qui trahit l’usure du temps. Sûre désormais de ses moyens, Marie Laurence Gaudrat poursuit, de toile en toile, sa quête d’une expression propre, en retenant dans la texture granuleuse de sa pâte la plénitude d’un instant de bonheur. Sa récente exposition consacrée aux vieux quartiers de paris, de la place Saint-Sulpice au marché d’Alésia, témoigne de cette originalité profonde, qui, pour un peintre, est autant dans son intellect que dans son regard. Un point de vue singulier suffit parfois pour modifier l’apparence du site le plus familier. Le dôme de l’Institut, considéré, de bas en haut, depuis le petit square voisin, prend, sous la lumière dorée du printemps, le profil d’une coupole romaine. Une composition toute en frise, avec un point de fuite décentré et placée très loin dans la toile, comme La rue de l’Arbalète, révèle une solidité des valeurs d’ascendance masacienne. Avec ses ombres trouées de lumière et ses lumières plaquées d’ombres, les vieux pans de murs des immeubles, un tantinet de guingois, presque affaissés sur eux-mêmes, dissimulent une scénographie originale sous les apparences de la tradition.
Patrice Dubois, Univers des Arts, n° 6, avril 1995.
Par son souci de justesse à peindre le réel, Marie Laurence Gaudrat est une “romancière” de la peinture au sens de la discipline de l’École française : jeune fille lisant à l’ombre d’une fontaine à l’heure de midi sur une place de Provence, regard de femme dans la glace d’un mas vers une autre femme qui dort à l’heure du farniente. La vie est peinte, immobile, dans la saveur des transparences, des demi-tons. Rien de fortuit dans cet art qui n’élude aucune des valeurs picturales : dessin, forme, couleur, composition, matière… Gaudrat allie l’ordre et la vérité dans une sérénité éloquente, une grandeur mesurée, sans excès, sans lâché de forme. La matière est grenue, lentement travaillée pour donner les plus tendres roses ombrés, des gris bourrachés translucides et perlés, des violets cendrés, des blancs cassés et baptismaux. Au loin dans le jeu des dégradés, gouttent la lumière et les ocres mordorés. Une vérité peinte empreinte de charme. Chaque personnage est dans ses réflexions, ses pensées, ses rêves, chaque paysage est dans la juste atmosphère.
Guy Vignoht, Arts Actualités Magazine, mars 1991.
Ce point de départ pris dans la réalité est aussi le propre des paysages de Gaudrat. Tantôt le tableau éclate, s’emplit de clarté et respire comme dans celui intitulé Matinée au port des mariniers, tantôt la facture devient plus rapide et retrouve un flou caractéristique de l’atmosphère dans laquelle baignent les peintures de Gaudrat, telle que la gouache de L’Écluse. Cette dernière entre dans un thème générique qu’on pourrait résumer de ” paysage avec eau “. En effet, l’élément aquatique prend la place de leitmotiv dans les tableaux de Gaudrat.
En somme, les toiles de Marie Laurence Gaudrat nous enseignent comment vivre mieux dans notre monde, en y trouvant les plaisirs premiers, les vraies valeurs et la poésie qui s’y dissimulent.
Christophe Nemoz-Rajot, Les Affiches (Grenoble), 1986.
Marie Laurence a acquis ainsi, à force d’observer la nature, de décanter ses sensations un sens particulier des formes : de leur essence et de leur imbrication. Elle sait les lier dans leur rythme, leur ton propre et surtout leur valeur. Les effets de matière qu’elle varie en fonction des moments du tableau, alternant les plages au couteau et celles à la brosse, et parfois les conjuguant, donnent à sa peinture une cohérence d’expression singulière.
Ici, une touche grenue, qu’elle transpose même dans ses gouaches, restitue la rugosité de l’écorce des arbres ; là une écriture plus fondue, posée dans le frais de la matière, suggère les crépis des murs usés ; là encore des tons marbrés, travaillés d’une lame volontaire, ressuscitent la vision mélancolique d’une figure découverte dans l’ombre.
Mais l’aspect le plus original de l’art de Marie Laurence Gaudrat réside probablement dans ses compositions d’intérieurs, des scènes d’atelier qui annoncent dirait-on de nouvelles ambitions. Qu’elle se représente seule ou parmi ses compagnons, le regard énergique ou perdu, elle aura su renouveler par ses larges mises en page un thème qui avec ses exigences de synthèse, des primitifs à Pierre Bonnard, a toujours retenu l’attention des meilleurs.
Patrice Dubois, Hospitalisation Privée, n° 228, décembre 1982 – janvier 1983.